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Europe : « Nous devons renoncer à l’unanimité dans la politique étrangère. »
Interview accordée par le ministre fédéral des Affaires étrangères Heiko Maas à l’hebdomadaire « Welt am Sonntag ».
Interview accordée par le ministre fédéral des Affaires étrangères Heiko Maas à l’hebdomadaire « Welt am Sonntag » sur le Brexit, la prise d’influence de la Chine en Europe, la politique extérieure européenne, la réforme de l’UE, la relation transatlantique, la politique de défense, les relations avec la Turquie, le Venezuela.
Monsieur le Ministre, où la situation est-elle particulièrement grave en Europe ?
À Londres. J’ai rarement vu un tel va-et-vient opaque entre parlement et gouvernement. Cette procédure bizarre m’inquiète d’ailleurs moins que tout ce qui va suivre. Nous donnons tous une bien piètre image. Les Britanniques comme les Européens. Certains se moquent de nous.
On se moque de nous ?
Du moins pour les pays qui cherchent des exemples afin de discréditer notre démocratie libérale, c’est une raison de se moquer de nous. Pas seulement de Theresa May mais aussi de notre manière de gérer la crise.
Et pourquoi ?
Parce que nous n’avons pas réagi à temps. Et pourtant, je suis heureux que nous soyons au moins parvenus, dans cette situation difficile, à maintenir la cohésion entre les 27 États membres restants de l’Union européenne. L’effet dissuasif du chaos est visible pour tous. Mais ce n’est pas, bien entendu, la raison pour laquelle il est survenu.
Il s’agit d’un avantage collatéral ?
Malheureusement.
Quelle erreur les Allemands ont-ils commise ? La politique migratoire de 2015 a-t-elle été exploitée par les partisans du Brexit ?
Il est possible malheureusement qu’elle ait été utilisée dans ce sens. Néanmoins, j’entends souvent dire à l’étranger exactement le contraire, à savoir que nous avons à l’époque sauvé l’honneur de l’Europe. Mais les populistes de droite qui cherchaient à aiguiser la peur d’une aliénation culturelle s’en sont servie à leurs fins. Pas seulement lors du référendum sur le Brexit.
Y a-t-il eu une autre erreur de commise chez nous ?
Oui, notre rhétorique est perçue dans certaines régions de l’UE comme une politique de donneur de leçons. Cela ne nous a déjà pas servi dans la crise financière. La politique étrangère allemande doit tendre la main et non lever un doigt moralisateur.
Dans quels domaines les Britanniques feront-ils le plus défaut en ce qui concerne les intérêts allemands ?
L’industrie et le commerce. Le retrait des Britanniques de l’Union européenne va coûter des emplois. Dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité également, le départ des Britanniques forts va appauvrir l’UE. C’est pourquoi nous essayons de poursuivre une coordination aussi étroite que possible. Il y va aussi de notre propre sécurité.
À quoi ressemble actuellement votre quotidien avec votre collègue britannique ?
Je viens d’avoir Jeremy Hunt au téléphone. C’est absurde à dire mais la crise nous a encore rapprochés. Jeremy Hunt qui était, on le sait, opposé personnellement au Brexit est un collègue remarquable et un chic type. Bien qu’il ait été contre, il lui faut maintenant mettre en œuvre le Brexit, mais il tient à s’assurer, avec moi, que le Royaume-Uni continuera de faire partie de l’Europe même après le Brexit. Il n’y a pour ainsi dire aucun collègue avec lequel j’ai autant de contacts. Les Britanniques et nous avons des conceptions identiques de la liberté, de la démocratie et des droits de l’homme. Nous devons donc arriver à ce que les Britanniques restent des Européens forts même en dehors de l’UE. Y parvenir avec mes amis à Londres est une forte motivation personnelle.
Que pensez-vous de l’ultimatum de l’UE de jeudi soir ?
Vu le désordre qui règne à Londres, nous avons besoin d’un cadre temporel bien défini. Les Britanniques doivent enfin dire clairement ce qu’ils veulent.
Que se passera-t-il la semaine prochaine ?
Je crois toujours en la raison humaine. J’appelle donc les Britanniques à en revenir à leur fameux pragmatisme. Même si nous souhaitions autre chose, les Britanniques ont choisi le Brexit. Un deuxième référendum pourrait entraîner un nouveau risque de dechirement au sein de la société britannique. Il ne nous reste donc plus qu’à faire en sorte que le Brexit ne soit pas chaotique mais qu’il se déroule de manière ordonnée.
Vous ne pouvez pas exclure un Brexit chaotique.
Nul ne le peut. Ce risque s’est même précisé ces jours derniers.
Comment jugez-vous l’action de l’opposition travailliste ?
Il ne m’appartient pas d’émettre un jugement à ce sujet. Mais dans des questions aussi importantes que le Brexit, tous - le gouvernement et l’opposition - devraient faire passer d’urgence les questions de pouvoir en arrière-plan.
La Chine est, après la Russie, le prochain acteur qui cherche à déstabiliser l’Europe. Comment voyez-vous sa campagne de séduction en Italie ?
L’ancien premier ministre belge, Paul-Henri Spaak, a dit un jour qu’il y avait en Europe des petits pays et des pays qui n’avaient pas encore remarqué qu’ils le sont. Dans un monde avec des géants comme la Chine, la Russie ou nos partenaires américains, nous ne pourrons subsister que si nous sommes unis en tant qu’Union européenne. Et si certains pays pensent pouvoir faire de bonnes affaires avec les Chinois, ils vont avoir des surprises et se réveiller un de ces jours en proie à des dépendances. Les offres lucratives à court terme ont plus vite qu’on ne le croit un arrière-goût amer. La Chine n’est pas une démocratie libérale.
Est-elle appelée à le devenir ?
Ce n’est pas l’impression que l’on a pour l’instant. La Chine a tiré de la pauvreté des millions de personnes qui ont été intégrées à la classe moyenne, sans opérer de changements démocratiques. Avec le succès économique, la Chine a pris de l’assurance et elle poursuit maintenant impitoyablement ses propres intérêts à l’échelle mondiale, alors que nous, lorsque nous voulons défendre nos propres intérêts, cela ne peut se faire que de concert avec les autres Européens.
L’Italie illustre pourtant parfaitement le fait que ce dénominateur commun n’existe justement pas dans l’UE. Qui dirige l’Europe ?
L’UE doit absolument parvenir à une plus grande capacité d’action dans de la politique étrangère. Nous devons pour cela renoncer au principe de l’unanimité. Un pays ne doit pas avoir toujours la possibilité de bloquer tous les autres. À l’avenir, des décisions prises à la majorité devraient également être possibles dans certains domaines. Et d’ailleurs, nous ne devons pas faire l’amalgame entre l’actuel gouvernement italien et le pays tout entier. Nous n’avons pas assez compris les Italiens pendant la crise migratoire. Dublin n’a pas fonctionné pour eux. Les Italiens se sont sentis abandonnés. Il nous faut faire notre autocritique et nous demander aussi dans quelle mesure cela a favorisé les courants anti-européens.
Matteo Salvini est extrêmement populaire. Sa politique contre l’Europe a beaucoup de succès.
Pour le moment. Car ce que les populistes de droite tentent de faire, ce ne sera durable ni sur le plan économique ni sur le plan financier. Il nous faut être patients en politique étrangère ; en Hongrie non plus, le modèle politique actuel ne fonctionnera pas longtemps. Nous les Européens du centre devons penser plus loin. Dans une phase décisive pour l’avenir de l’Europe, il sera primordial de garder l’UE unie. Nul ne doit avoir l’impression d’être abandonné ou de ne plus jouer aucun rôle. Sinon, nous aidons finalement ceux qui, dans ces pays, font leur campagne électorale autour du mépris de l’Europe.
Le PPE a-t-il fait le bon choix en décidant de suspendre seulement le parti du premier ministre hongrois Viktor Orban au lieu de l’exclure ? Le PPE doit-il pousser l’intégration vers la droite ?
Viktor Orban a tenté de manière vraiment irresponsable, également en ayant recours au dénigrement personnel, d’intervenir dans cette campagne électorale européenne. Il est important d’y mettre le holà.
Que pensez-vous de l’initiative d’Emmanuel Macron vers plus d’Europe et de la réponse de la nouvelle dirigeante de la CDU ?
Emmanuel Macron s’est montré agréablement constructif, complexe et tourné vers l’avenir. Ce que je n’ai malheureusement pas pu constater au même degré dans la réaction d’Annegret Kramp-Karrenbauer.
Comment cela ?
On voit bien que sa pensée est formulée plutôt vers l’intérieur, qu’elle s’adresse aux partisans déçus de Friedrich Merz dans les rangs de la CDU. D’où probablement les provocations inutiles.
Quelles provocations ?
Disons par exemple le fait de proposer de dissoudre le Parlement à Strasbourg. La France ressent cela bien sûr comme une audace inutile et personne n’en a besoin en ce moment en Europe. L’Europe n’est pas un projet d’économies.
Le chancelier autrichien a dit dans sa réponse à l’initiative d’Emmanuel Macron que, pour avoir un avenir, l’Europe devait se considérer davantage comme un continent de croissance et d’innovation.
Oui. Nous négocions justement le futur cadre financier de l’Union européenne et dans ce contexte, nous devons miser bien plus résolument encore sur la recherche et la science. Ce qui m’a manqué chez Emmanuel Macron, c’est le regard vers l’extérieur. Il nous faut garder la main tendue à nos voisins européens. Nous voulons être entourés d’amis et de partenaires. Comment nous comportons-nous par exemple avec les Balkans occidentaux ? Sur certains points, nous sommes encore peu clairs. Les Russes et les Chinois s’en rendent compte et ils font des propositions funestes.
Ou même plus.
C’est vrai, quand on voit ce qui se passe en Albanie ou en Macédoine. Ou bien nous faisons des efforts pour les soutenir ou bien ils s’éloigneront. Nous n’avons pas le droit de laisser l’Europe s’effriter sur les bords.
Revenons-en au thème de l’innovation. Les Américains et les Chinois disent qu’en ce qui concerne la technologie d’avenir qu’est l’intelligence artificielle, abrégée IA, il n’y a plus de troisième place. Que nous sommes déjà hors jeu, nous les Européens.
Si les Américains et les Chinois font déjà une croix sur nous dans ce domaine, il nous faut à plus forte raison nous sentir motivés. Car les innovations nécessitent aussi au final un système de valeurs. L’enjeu de la transformation numérique et de l’intelligence artificielle est aussi bien la croissance économique que les droits de l’homme ou les intérêts de sécurité. D’un autre côté, en tant qu’Européens et tout spécialement en tant qu’Allemands, nous devons investir encore davantage dans ces technologies d’avenir. La modernisation de l’Europe doit également se refléter dans le budget européen. Nous avons besoin de plus de ressources pour les secteurs d’avenir essentiels que sont l’éducation, le numérique et l’innovation.
[...]
Parlons des États-Unis. L’initiative de Donald Trump visant la reconnaissance de la souveraineté d’Israël sur les hauteurs du Golan vous a-t-elle surprise ?
Notre position et notre attitude en droit international ne changent pas après le tweet de Donald Trump. Conformément aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité des Nations Unies, nous ne reconnaissons pas l’annexion. Notre préoccupation est claire : les démarches unilatérales compliquent le règlement du conflit et mettent en péril les bases d’une solution à deux États négociée.
On dit de vous que vous êtes un ami très passionné d’Israël. Y voyez-vous également une chance d’assurer la sécurité de ce pays entouré d’ennemis ?
Nous voyons le rôle funeste du régime syrien et surtout des milices sous contrôle iranien dans le sud-ouest de la Syrie. Israël a ici des intérêts de sécurité parfaitement justifiés. En outre, le souci de la sécurité d’Israël sera toujours l’un des piliers porteurs de la politique étrangère allemande. D’un autre côté, ne pas exprimer nos préoccupations lorsqu’un règlement durable du conflit israélo-palestinien est mis en peril, ne serait utile pour personne. C’est pourquoi, nous le disons clairement : il est essentiel dans la situation actuelle de ne pas laisser place à l’escalade. Ce n’est dans l’intérêt de personne.
Où en est la relation transatlantique ? Le président Donald Trump n’a-t-il pas raison en exigeant des dépenses de défense à hauteur de deux pour cent du budget ?
Il faut s’en tenir à ce qui a été convenu. Si nous nous y sommes engagés, tout comme tous les autres partenaires de l’OTAN, il nous faut respecter cet engagement. Nous avons d’ailleurs décrit comment nous comptons parvenir à affecter 1, 5 pour cent du budget à la défense d’ici à 2024.
L’engagement était de deux pour cent.
Nous nous en approcherons petit à petit. De plus, ce ne sera pas un débat sur l’equipement mais un débat sur l’equipement justement parce que les avions doivent voler et les bateaux naviguer.
Quelle est notre capacité de défense actuellement ?
Je me suis rendu en Afghanistan, au Mali et en Iraq durant les dernières semaines. Partout, j’ai rencontré des soldats qui parviennent remarquablement à des résultats incroyables. Ces femmes et ces hommes méritent que nous leur donnions les moyens d’accomplir leur mission, parfois très dangereuse, avec les meilleurs équipements possibles.
Y a-t-il quelque chose dans la politique étrangère de Trump, pour reprendre l’expression de « stratégie du fou » (« madman theory ») de Richard Nixon, qui vous en impose ?
Si Donald Trump parvient avec sa diplomatie peu conventionnelle à dénucléariser la Corée du Nord, je dirai : Well done, Mister President. Malheureusement, il n’y a pas lieu d’être particulièrement optimiste pour l’instant. Il me semble essentiel en particulier dans la politique étrangère de pouvoir compter sur la fiabilité et la confiance. Avec des annonces non concertées d’accords et des plans unilatéraux de retrait de troupes, le président américain cause beaucoup d’agitation, y compris chez ses plus proches partenaires.
Parlons de l’Est. Cinq ans après l’annexion de la Crimée, l’Ukraine doit-elle y renoncer pour l’instant ?
Non, pas du tout. Cette annexion est contraire au droit international et elle le reste. Reconnaître après un certain temps des annexions qui constituent des violations du droit international serait inviter à refaire la même chose.
En Syrie, Vladimir Poutine a gagné, non ?
La Russie tente de compenser par une influence militaire son manque d’influence économique à l’échelle mondiale. Comme en Syrie. Si nous voulons parvenir à des solutions politiques dans le conflit syrien, cela ne pourra pas se faire sans les Russes. La Russie pourra alors montrer si elle n’est pas seulement capable de mener des conflits par des moyens militaires mais si elle peut aussi apporter des solutions politiques.
Êtes-vous ou la politique allemande trop gentils avec Poutine ?
Non.
S’il devait y avoir dans la Syrie de Bachar al-Assad une sorte de paix, les Allemands ne devront-ils pas renvoyer les réfugiés en Syrie ?
Nous négocions actuellement la création d’un comité constitutionnel : à ce comité constitutionnel sera chargé de lancer une réforme constitutionnelle qui aboutira à terme à des élections au cours desquelles le peuple syrien pourra choisir lui-même ses dirigeants. Les droits de l’homme seront un sujet qui jouera un grand rôle dans ce processus. De nombreux réfugiés ont été expropriés : en rentrant chez eux, ils ne retrouveront rien. En outre, la répression et de la torture les attendent. Tant que la situation se présentera comme cela, personne ne voudra rentrer dans son pays. Et nous ne renverrons personne qui devra affronter cette menace.
Croyez-vous vraiment à un processus de réforme en Syrie après ce bain de sang qui déboucherait sur un pays dans lequel les réfugiés rentreraient avec plaisir ?
Si je n’avais pas cet espoir, il faudrait que je change de travail. Dans la diplomatie, ce genre de processus est très, très long.
Permettez-moi, dans un style très journalistique, de vous poser pour finir trois rapides questions. Que pensez-vous du fait que le président Erdogan instrumentalise des stars du football allemand pour sa cause et pour se conserver la loyauté d’Allemands d’origine turque ?
Il y a plus important que les listes d’invités au mariage de célébrités : l’Allemagne compte trois millions d’habitants d’origine turque, dont non seulement des stars du football, mais aussi nos voisins, nos camarades d’école, nos collègues et nos amis. Nous avons la responsabilité de ne pas faire peser les tensions politiques sur nos relations humaines. C’est pourquoi je travaille très dur pour permettre des relations constructives avec la Turquie. Quelques événements de ces derniers temps me préoccupent, en l’occurrence la liberté de la presse et les droits de l’homme. Nous continuerons de rechercher un dialogue constructif et clair avec la Turquie à ce sujet.
Comment la situation va-t-elle évoluer au Venezuela ? Que pensez-vous de l’arrestation du directeur de cabinet du président par intérim Juan Guaidó ?
Nous maintenons notre soutien à Juan Guaidó. Nous condamnons l’arrestation de son directeur de cabinet et exigeons très clairement sa libération. Cette arrestation ne fait qu’aiguiser le conflit au Venezuela. Nous travaillons à plein régime pour parvenir à une solution politique pacifique ayant pour objectif un scrutin présidentiel libre et juste. La situation humanitaire empire de jour en jour, les habitants souffrent de la faim et de maladies, et ce malgré les 5 millions d’euros que nous avons fournis pour la population au titre de l’aide humanitaire. Dans une situation de détresse dramatique, Nicolás Maduro refuse au peuple vénézuélien toute aide de l’extérieur. Je trouve cela infâme. Nous maintiendrons la pression pour que l’aide atteigne enfin la population.
Les résultats récents des élections aux Pays-Bas vous préoccupent-ils ?
La forte progression des partis populistes de droite et nationalistes est un constat amer. C’est malheureusement une tendance que l’on constate dans d’autres pays européens. Nous luttons contre cette tendance. Cela montre que même les derniers devraient en fin se réveiller. Le temps presse. Nous ne devons pas laisser l’UE aux mains des alarmistes. En même temps, les forces pro-européennes ont également progressé. J’espère que le gouvernement maintiendra son cap pro-européen car les Pays-Bas sont un partenaire important dans l’Union européenne.
Je vous remercie de cet entretien.
Propos recueillis par : Ulf Poschardt
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