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Pour un partenariat transatlantique équilibré

22.08.2018 - Interview

Il est grand temps de reconfigurer le partenariat entre les États Unis et l’Europe. L’idée de partenariat équilibré peut servir de feuille de route.
Une tribune du ministre fédéral des Affaires étrangères Heiko Maas dans le journal Handelsblatt.

On a récemment demandé à Henry Kissinger si Donald Trump ne pourrait pas devenir, à son insu, l’accoucheur d’un occident renouvelé. Sa réponse : ce serait ironique, mais pas impossible.
Au lieu de concentrer notre regard transatlantique sur les pirouettes incessantes du président américain, nous aurions tout intérêt à adopter cette idée. Bien sûr, nous entendons l’écho des tweets diffusés jour après jour outre-atlantique. Cependant, une vision tunnelisée du bureau ovale nous cache que l’Amérique va bien au delà de Trump. Les « checks and balances » (freins et contrepoids) fonctionnent, comme nous le montrent presque quotidiennement les tribunaux américains et le Congrès. Les Américains débattent de politique avec une passion nouvelle. C’est aussi cela, l’Amérique de 2018.
Le creusement d’un fossé politique de l’Atlantique n’est pas entièrement dû à Donald Trump. Les États Unis et l’Europe s’éloignent depuis des années. La coïncidence de valeurs et d’intérêts qui a marqué nos relations pendant deux générations est moindre. La cohésion encouragée par le conflit Est Ouest est de l’histoire ancienne.
Ces évolutions ont commencé bien avant l’élection de Trump – et perdureront probablement après sa présidence. C’est pourquoi je suis sceptique quand de férus transatlantistes nous conseillent d’attendre la fin de cette présidence pour agir.
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le partenariat avec les États Unis a mené l’Allemagne dans une phase de paix et de sécurité unique en son genre. L’Amérique est devenue un pays de cocagne. Je l’ai moi même vécu lorsqu’après mon bac j’ai traversé les États Unis de New York à Los Angeles au son de Bruce Springsteen, la trilogie new-yorkaise de Paul Auster en poche.
Mais regarder en arrière ne fait pas avancer. Il est grand temps de reconfigurer le partenariat transatlantique, non pas pour l’abandonner mais pour le renouveler et le préserver. L’idée de partenariat équilibré nous sert de feuille de route : un partenariat dans lequel nous assumons notre juste part de responsabilité. Dans lequel nous constituons un contrepoids lorsque les États Unis franchissent des lignes rouges. Dans lequel nous faisons valoir notre poids là où l’Amérique se retire. Et dans lequel nous engageons à nouveau le dialogue.
Seuls, nous échouerons dans cette tâche. L’objectif suprême de notre politique étrangère est donc de bâtir une Europe souveraine et forte. Ce n’est qu’en nous serrant les coudes avec la France et les autres Européens que nous parviendrons à un équilibre avec les États Unis.
L’Union européenne doit devenir un pilier de l’ordre international, un partenaire pour tous ceux qui se reconnaissent dans cet ordre. Elle y est prédestinée, parce que la recherche de l’accord et de l’équilibre est dans son ADN.
« Europe united » signifie : nous regroupons la souveraineté là où les États nations n’ont plus du tout la force qui émane d’une Europe unie. Nous ne nous érigeons pas en rempart contre le reste du monde, nous ne réclamons pas de disciples. L’Europe se construit sur la primauté du droit, sur le respect du plus faible et sur l’expérience que la coopération internationale n’est pas un jeu à somme nulle.
Un partenariat équilibré implique que assumions, en tant qu’Européens, notre juste part de responsabilité. À nos yeux, aucun autre domaine n’est aussi indissociable du lien transatlantique que la sécurité. Que ce soit comme partenaires à l’OTAN ou dans la lutte contre le terrorisme, nous avons besoin des États Unis.
Nous devons en tirer les conclusions qui s’imposent. Il est dans notre intérêt le plus strict de consolider le pilier européen de l’Alliance de l’Atlantique Nord. Non pas parce que Donald Trump lance sans cesse de nouveaux objectifs chiffrés, mais parce que nous ne pouvons plus nous en remettre à Washington comme par le passé. La dialectique du transatlantique veut aussi que si nous assumons plus de responsabilité, nous veillons à ce que les Américains et les Européens puissent davantage compter les uns sur les autres à l’avenir.
C’est la voie poursuivie par le gouvernement fédéral. Le revirement concernant les dépenses de défense est une réalité. Il s’agit désormais de construire pas à pas une Union européenne de sécurité et de défense à la fois comme pan de l’ordre de sécurité transatlantique et comme projet d’avenir proprement européen. Ce n’est qu’avec cette perspective que l’augmentation des dépenses de défense et de sécurité a un sens.
Et un autre point est crucial : l’engagement européen doit s’inscrire dans une logique de diplomatie et de gestion civile des crises. Au Proche Orient, dans la Corne de l’Afrique ou au Sahel, nous recourrons aussi aux ressources civiles pour empêcher l’effondrement des structures étatiques. Ce sont pour moi de bons exemples de coopération transatlantique et des modèles d’engagement commun pour d’autres crises.
Lorsque les États Unis franchissent une ligne rouge, les Européens doivent faire contrepoids – même si c’est difficile. Cela aussi contribue à l’équilibre.
Le premier pas consiste à dénoncer les « fake news », les fausses nouvelles, comme telles. Si l’on ne réduit pas la balance des paiements courants entre l’Europe et les États Unis à l’échange de marchandises, ce ne sont pas les États Unis qui sont en déficit, mais bien l’Europe. Les milliards de bénéfices annuels reversés aux États Unis par les filiales européennes des géants de l’Internet comme Apple, Facebook ou Google y sont pour quelque chose. Si l’on veut parler de règles équitables, il faut donc aussi parler d’une fiscalisation équitable de ces bénéfices, c’est à dire d’« impôt numérique ».
Corriger les fausses nouvelles est également important parce que celles ci peuvent mener rapidement à une mauvaise politique. Les Européens ont clairement dit aux Américains qu’il tenaient la sortie de l’accord sur le nucléaire iranien pour une erreur. Entretemps, les premières sanctions américaines sont de nouveau en vigueur.
Dans ce contexte, il est stratégiquement important de dire à Washington : nous voulons coopérer. Mais nous n’acceptons pas que vous agissiez à notre détriment derrière notre dos. C’est pourquoi il était juste de protéger juridiquement les entreprises européennes contre des sanctions. Et aussi pourquoi il est indispensable de renforcer l’autonomie européenne en créant des canaux de paiement indépendants des États Unis, un fonds monétaire européen et un système SWIFT indépendant. Le diable est dans tous les détails. Mais chaque jour d’existence de l’accord est plus souhaitable que la crise hautement explosive qui menacerait sinon le Moyen Orient.
Un partenariat équilibré implique aussi que nous autres Européens fassions valoir notre poids là où l’Amérique se retire. Notre prochain mandat au Conseil de sécurité n’est pas notre seul motif d’inquiétude face au désamour (y compris financier) de Washington par rapport aux Nations Unies. Bien entendu, nous ne pouvons pas combler tous les trous. Mais avec d’autres, nous pouvons atténuer les effets les plus ravageurs d’un mode de pensée qui tend à mesurer le succès en dollars économisés. C’est pourquoi nous avons augmenté les moyens de l’Office de secours pour les réfugiés de Palestine et demandé le soutien des États arabes.
Nous recherchons une alliance pour le multilatéralisme : un réseau de partenaires qui comme nous misent sur des règles contraignantes et une concurrence équitable. J’ai pris les premières dispositions avec le Japon, le Canada et la Corée du Sud ; d’autres doivent suivre.
Cette alliance n’est pas un club rigide et exclusif des bien pensants. Mon intention est de rassembler une coalition de partisans convaincus du multilatéralisme qui misent sur la coopération et la primauté du droit. Elle n’est dirigée contre personne mais se veut une alliance de l’ordre multilatéral. La porte est grande ouverte – et particulièrement aux États Unis. L’objectif est de s’attaquer ensemble aux problèmes que personne ne peut résoudre seul – du changement climatique à l’organisation d’un ordre commercial équitable.
Je ne me fais aucune illusion sur le fait qu’une telle alliance pourrait résoudre tous les problèmes mondiaux. Mais il ne suffit pas de déplorer la destruction de l’ordre multilatéral. Nous devons lutter pour cet ordre, en particulier dans le contexte transatlantique actuel.
Un dernier point est élémentaire. Nous devons engager à nouveau le dialogue avec les citoyens outre Atlantique. Pas seulement à New York, Washington ou Los Angeles, mais aussi loin des côtes et encore plus loin de l’Europe. Pour la première fois, nous organisons à partir d’octobre une année de l’Allemagne aux États Unis. Ce n’est pas une célébration nostalgique de l’amitié germano-américaine. Il s’agit de permettre des rencontres faisant sentir aux individus qu’ils sont touchés par les mêmes sujets. Nous sommes encore proches.
Les échanges ouvrent de nouvelles perspectives. Je ne cesse de penser à une rencontre récente, faite lors d’un de mes déplacements. Un jeune soldat américain s’est approché discrètement de moi pour me souffler : « Please, don’t abandon America. » Un soldat américain qui demande à un responsable politique allemand de ne pas abandonner l’Amérique. La sympathie que révélait cette confession m’a touché. Peut être que nous devons nous faire à l’idée que des Américains nous disent ce genre de phrases, à nous autres Européens.
Ce serait en tout cas une belle ironie de l’histoire si Henry Kissinger avait raison. Si les tweets de la Maison blanche encourageaient un partenariat équilibré, une Europe souveraine et une alliance du multilatéralisme. Nous y travaillons dur.
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